La pratique de la réserve eucharistique dans des tabernacles est une nouveauté du second millénaire. Il ne faut pas cependant croire que l’Église antique ne croyait
pas en la présence réelle du Christ dans hostie, et que la réserve eucharistique n’était pas pratiquée. Elle se pratiqua d’abord chez les personnes pieuses ainsi que Justin le martyr nous
l’enseigne. C’est Tertullien qui le premier emploie le verbe reservare à propos du Saint Sacrement lorsqu’il explique dans De oratione que ceux qui n’avaient pas jeûné avant la
Messe pouvait emporter l’hostie afin de la consommer plus tard. Saint Cyprien au milieu du IIIe S nous rapporte dans De lapsi le premier miracle eucharistique connu, qui est en rapport
avec la réserve eucharistique : une femme aux mains souillées tentant d’ouvrir la custode dans laquelle elle conservait le Saint Sacrement en fut empêchée par des flammes en jaillissant.
Cette pratique de la réserve eucharistique avait pour but de permettre aux malades et aux personnes enfermées de recevoir la communion régulièrement, et dans une certaine mesure la dévotion
privée : Saint Ambroise nous apprend dans De excessus fratri que les Chrétiens cherchaient à obtenir une hostie consacrée pour la transporter avec eux comme une protection contre de
grands périls.
Mais on ne trouve pas à ces époques de réserve eucharistique dans l’église, ni de dévotion collective envers le Saint-Sacrement. C’était l’Autel qui était le centre
de la dévotion dans les églises, en tant que trône du Seigneur. Il était de fait toujours couronné d’un baldaquin, entouré de rideaux et garnis de lampes brûlant constamment. Cette dimension le
rapproche du saint des saints du temple, ou encore de la tente de la Shekinah (présence du Seigneur).
Autel avec son rideau et son baldaquin dans une église orthodoxe jacobite en Inde, sans doute proche de la pratique paléochrétienne
Si l’ont observe donc au tournant du millénaire un changement dans la dévotion eucharistique, il n’est sous-tendu par aucun changement doctrinal : l’Église a
toujours cru en la transsubstantiation, même si Elle n’exprime la présence réelle sous ce vocable que depuis Saint Thomas d’Aquin. Le développement de la dévotion eucharistique, pour reprendre
les mots du Pape qui n’était alors que cardinal dans L'esprit de la liturgie: Cette nouveauté médiévale « a déployé la grandeur du Mystère institué au Cénacle et a donné la
possibilité de le vivre dans une plénitude nouvelle ».
À partir du Xe S, la façon la plus fréquente dans l’occident Chrétien de conserver l’Eucharistie est le tabernacle suspendu au dessus de l’Autel, en forme de tour
ou de colombe pour les plus élaborés, et surmonté d’une couronne et d’un dais (Il faut noter que le Pape est d’accord avec cette datation, alors que Mgr. Piacenza fait remonter ces modes de
réserve à l’époque romaine tardive).
Enluminure médiévale (manuscrit Rawlinson) montrant un tabernacle suspendu sous son dais
Un des rares exemple conservés de tabernacle médiéval authentique, dans l'église de Dennington en Angleterre (photo Lawrence Lew OP)
Différents modèles de tabernacles suspendus, planche extraite de Churches, their plan and furnishing de Peter Anson
Tabernacle suspendu du XIIIe S, provenance: Limoges
Une innovation allemande apparait à partir du XIVe siècle, les Sakramentshaus, ou maison du Saint Sacrement, se tenant dans le chœur côté épitre. Ces
« maisons » étaient richement ornées, et en rompant avec la réserve suspendue préfigurent le tabernacle moderne posé sur l’Autel. Une de leurs particularités était de comporter comme
porte une grille ouvragée permettant de voir le ciboire transparent dans lequel étaient contenues les Saintes Espèces. Il s’agissait d’éviter une exposition permanente interdite par la Loi de
l’Église tout en permettant aux fidèles de se recueillir avec le Saint Sacrement en vue à toute heure. Souvenons-nous que la vue de Jésus-Hostie était et est toujours importante pour les
fidèles : c’est la raison même de l’élévation après la consécration, et autrefois un drap noir était parfois tendu derrière l’Autel afin de mieux voir par contraste l’hostie blanche. Il
était commun, à une époque où on ne communiait que très rarement, pour les personnes pieuses de faire la « tournée » des églises le dimanche afin d’assister plusieurs fois à
l’élévation.
Sakramentshaus de la basilique Sainte Marie de Gdansk
Témoignage de leur certaine survivance après Trente, Sakramentshaus baroque
de Jérôme Duquésnoy dans l'église Saint Martin d'Alost
Après le concile de Trente et sous l’influence de Saint Charles Borromée, une pratique déjà connue s’imposa, la réserve du Saint Sacrement dans un
tabernacle-armoire posé sur l’Autel. C’était une affirmation de la foi de l’Église en la transsubstantiation en ces temps de Réforme, mais cela fit perdre son caractère distinct à l’Autel
« trône de gloire », avalé par les gradins servant à supporter des cierges en grands nombre, autre nouveauté du concile de Trente. Cette pratique s’est répandue au point que Benoît XIV,
dans sa constitution Accepimus (16 juillet 1746) déclara que c’était «une discipline en vigueur». Et cet emplacement fut universellement adopté à la suite du décret de la Sacrée
Congrégation pour les Rites du 16 août 1863, qui interdisait toute autre manière de conserver le Saint Sacrement.
Aujourd’hui, cette unité de pratique a été brisée par les désordres issus du concile, sans cependant qu’il ne faille se lamenter de tous les changements opérés. Il
faut clairement désavouer les dispositions mettant le tabernacle très à l’écart de l’Autel, dans un endroit discret et malcommode comme décourageant la dévotion envers le Saint Sacrement. Mais il
n’est pas non plus mal que de nouveau l’Autel soit dissocié du tabernacle. La pratique majoritaire de dire la Messe versus populum pose également un problème tenant à ce que le célébrant tourne
le dos au tabernacle posé sur le maitre-autel. Dans les églises où cela est faisable, la réalisation de « maisons du Saint-Sacrement » est donc souhaitable. Le retour du tabernacle
suspendu est aussi un moyen de résoudre ce problème en suspendant le tabernacle au dessus de l’Autel indépendant. Le premier a l’avantage de pouvoir être volumineux et d’attirer l’œil, le second
de préserver la centralité de la réserve eucharistique voulue par le concile de Trente. Il semble que les normes actuelles prévues dans l’instruction Redemptionis Sacramentum autorisent
les deux :
En fonction des données architecturales de l’église et conformément aux coutumes locales légitimes, le Saint-Sacrement doit être conservé dans un tabernacle
placé dans une partie de l’église particulièrement noble, insigne, bien visible et bien décorée», et aussi dans un endroit tranquille « adapté à la prière » (Instruction
Eucharisticum mysterium), comportant un espace devant le tabernacle, où il est possible de disposer un certain nombre de
bancs ou de chaises, avec des agenouilloirs.
Quelques exemples modernes de tabernacle suspendu et de maison du Saint Sacrement:
Colombe eucharistique en l'église Catholique-melkite de Saint Julien le Pauvre à Paris, carte postale datant d'après 1900
Tabernacle suspendu à l'abbaye de la Fille-Dieu (Suisse), il manque un dais et un voile
Colombe eucharistique contemporaine réalisée pour la chapelle de la résidence épiscopale à Limoges
Exemple moderne de Sakramentshaus dans la cathédrale de
Salt-Lake-City
